DESTINATION
PEROU
ALTITUDE
5100m
En 2018, l’équipe d’Expédition 5300 s’est lancée dans une aventure scientifique, médicale et humaine : un projet de recherche sur l’hypoxie dans la plus haute ville du monde : La Rinconada (5 100 m), une ville minière du Pérou. Après un premier voyage en février 2019, l’équipe est repartie sur place à l’automne dernier pour tester certains traitements visant les problèmes de santé liés au manque d’oxygène des habitants et réaliser de nouvelles évaluations. L’occasion pour l’équipe de nous faire part de leurs impressions et de leurs avancées.
Cordillère des Andes. Plus longue chaîne de montagnes – continentale – du monde avec près de 7 000 kilomètres de vallées et de sommets qui dessinent et embrassent les paysages d’Amérique du Sud, laissant entrevoir des possibles infinis. Et puis, il y a La Rinconada (Pérou), altitude : 5 300 m. Quatre syllabes et une multitude de mystères qui flirtent avec la frontière bolivienne. Ville la plus haute du monde et témoin depuis près de trois ans d’une première mondiale sur le plan scientifique et humain.
Méconnue. Inconnue. Même pour les Péruviens. Coincée entre les glaciers, comme si elle ne pouvait respirer, La Rinconada a vu sa croissance démographique exploser dans les années 1990 « à cause » de l’exploitation de mines d’or. Mais vivre à 5 300 m d’altitude de manière permanente, comment est-ce possible ?
C’est une des nombreuses questions que se pose une équipe de chercheurs grenoblois, issus pour partie du laboratoire grenoblois HP2 (Hypoxie et Physiopathologies), le leader sur les thématiques d’altitude. La science a toujours considéré que l’habitat humain permanent était délétère à une altitude supérieure à celle du mont Blanc (4 809 m).
Pourtant, à La Rinconada, 50 000 femmes, hommes et enfants (sur)vivent avec une quantité d’oxygène deux fois moins importante qu’au niveau de la mer. Parce qu’il n’y a pas mieux ailleurs. À la recherche de l’air plutôt que de l’or.
Quand la science flirte avec des environnements extrêmes
L’aventurier a toujours transcendé les siècles et les genres. Il s’est parfois même confondu avec le héros. Mais toujours avec en trame de fond la volonté de se confronter à des univers différents, qu’il pénètre sans en être naturellement familier. Aujourd’hui, même si ce terme semble galvaudé à l’aune de l’avènement des réseaux sociaux et du « toujours plus » poussant à un narcissisme exacerbé, la prouesse réalisée par Expédition 5300 est autre, liant science, montagne et humain.
L’objectif ? Recréer chaque année les conditions d’un laboratoire – avec près de 1 000 kg de matériel – permettant de réaliser un phénotypage complet des habitants locaux :
- caractérisation génétique,
- biologique,
- hématologique
- et cardiovasculaire.
Autrement dit, une étude multiparamétrique du corps humain pour comprendre son fonctionnement dans un environnement extrême afin d’étudier et de soutenir la population locale, d’accompagner les personnes de plaine se rendant en altitude et d’appliquer ces connaissances et avancées aux maladies, en particulier respiratoires, que les médecins rencontrent
au quotidien.
Une course de fond et d’arêtes, avec deux fois moins d’oxygène
Forcément, à 5 300 m d’altitude, quand on est un alpiniste européen ou habitué à flirter avec les sommets himalayens, on imagine des conditions extrêmes. Pour autant, l’isotherme zéro se trouve à environ 4 500 m d’altitude dans les Andes et l’enneigement – du moins à La Rinconada – y est plus faible. Quoi qu’il en soit, organiser une expédition de ce type demande des qualités similaires à celles des alpinistes : être agile, déterminé, humble, avoir une vision globale de la situation tout en gardant à l’esprit la complexité de la mission à laquelle nous sommes confrontés ainsi que les aléas climatiques qui poussent nos organismes à rude épreuve.
Cette aventure scientifique et humaine, nous la devons en grande partie au directeur de recherche Inserm Université Grenoble Alpes Samuel Vergès, responsable de l’unité Hypoxie-Exercice au sein du laboratoire HP2.
Derrière ce mot barbare, « hypoxie », qui suscite bien des fantasmes, comprenez grossièrement la diminution de la quantité d’oxygène quand vous montez en altitude. L’ambition pour Samuel, ayant déjà mené il y a quelques années des travaux au mont Blanc et en Himalaya, est claire : mieux comprendre les adaptations physiologiques exceptionnelles de ces habitants mais aussi apporter un soutien à une partie de la population souffrant de ce qu’on appelle le « mal chronique des montagnes ».
L’hypoxie, entre mythes et réalités
Par abus de langage ou par souci de vulgarisation, on dit souvent qu’il y a moins d’oxygène quand on monte en altitude. En réalité, la quantité d’oxygène est la même mais c’est la pression de l’air qui y est plus faible. L’air contient toujours 21 % d’oxygène et 78 % d’azote, du bord de la mer jusqu’au sommet de l’Everest. Quand la pression d’air devient plus faible, la quantité de molécules disponibles pour un même volume d’air diminue elle aussi. Il est donc plus difficile de respirer normalement.
En moyenne, la quantité d’oxygène contenue dans chaque volume d’air inspiré diminue d’environ 10 % pour 1 000 m. Au sommet du mont Blanc (4 809 m), la disponibilité en oxygène dans l’air inspiré est déjà presque réduite de moitié par rapport au niveau de la mer. Au sommet de l’Everest (8 848 m), elle est réduite de plus de deux tiers ! Plus de 140 millions d’habitants à travers le monde vivent à plus de 2 500 m d’altitude, et des villes de plusieurs dizaines de milliers d’habitants permanents existent au-delà de 4 000 m d’altitude en Amérique du Sud, dont La Rinconada fait partie. Extrême et normalement impensable.
Si l’habitant de plaine se rend en altitude, en particulier s’il monte à des altitudes élevées (> 3 000 m) trop rapidement (en quelques heures par exemple), il risque d’être confronté à un ensemble de symptômes regroupés sous le terme de mal aigu des montagnes. Ce syndrome se caractérise par des céphalées, des nausées, une fatigue et des vertiges pouvant être incapacitants.
Ces signes de mal adaptation, touchant environ 50 % des personnes se rendant à plus de 4 000 m, peuvent se résorber spontanément avec un arrêt de l’ascension et du repos, mais dans certains cas, ces effets délétères de l’hypoxie d’altitude peuvent dégénérer en oedèmes pulmonaires ou cérébraux pouvant conduire à la mort.
La littérature scientifique préconise en ce sens de monter de 500 à 600 m d’altitude supplémentaire par jour au-delà de 2 500-3 000 m d’altitude, la première nuit étant souvent déterminante. À ce titre, Samuel Vergès et son équipe ont mené, courant 2019, une étude sur les alpinistes gravissant le mont Blanc en deux jours.
La nuit précédant l’ascension, une partie des grimpeurs prenait des somnifères afin de pouvoir dormir malgré le mal aigu des montagnes. Conclusion ? Il a été démontré que les effets résiduels des somnifères lors d’un lever matinal entraînaient une baisse de la vigilance et des performances motrices. Quant aux habitants permanents de haute altitude comme les porteurs, tibétains ou andéens, ils peuvent également présenter des problèmes de santé spécifiques à l’exposition hypoxique en altitude. 5 à 20 % des habitants permanents de haute altitude présentent en effet un syndrome dénommé mal chronique des montagnes, ou maladie de Monge, du nom du médecin péruvien l’ayant initialement décrite il y a une trentaine d’années.
Ce mal chronique des montagnes serait la conséquence d’une production de globules rouges exagérée induisant une viscosité importante du sang. La conception classique des effets de l’exposition chronique à l’hypoxie suggère un lien direct entre polyglobulie excessive et symptômes de mal chronique des montagnes. Mais les premiers résultats d’analyses sur les habitants de la Rinconada semblent indiquer qu’il y a d’autres mécanismes intermédiaires qui peuvent soit permettre à des habitants de haute altitude de tolérer des hématocrites très élevés (probablement grâce à des caractéristiques physiques des globules rouges particulières ou grâce à des mécanismes de compensation vasculaire : dilatation importante par exemple), soit être responsables de symptômes du mal chronique des montagnes chez certains alors même que leur hématocrite n’est pas excessivement important par rapport à leurs congénères sains.
La Rinconada, lieu des (im)possibles
Quand La Rinconada se dessine au loin, déchirée entre les cabanes en tôle et les masses blanches dominant la ville à plus de 6 000 m d’altitude, le sentiment est toujours le même : fasciné à l’idée d’y retourner mais toujours inquiet de retrouver de telles conditions.
Nous avons séjourné à La Rinconada quatre fois et j’ai, lors de chaque arrivée, toujours cette discussion en tête que nous avions partagée avec Samuel Vergès lors d’un moment dans les Alpes : « Tu sais, Axel, le voyage, c’est avant tout celui de l’esprit et des rencontres. Nul besoin de faire autant de kilomètres pour faire vagabonder et nourrir son âme. »
Que fais-je donc ici ? Et qu’est-ce qui m’a poussé à faire ce pas de plus ? Probablement la même chose que les chercheurs qui voient en la science le moyen de mieux comprendre le monde avec humilité. Une philosophie que je garde à l’esprit lors de chaque aventure.
L’accès à La Rinconada est chaotique mais se fait à l’aide de moyens motorisés. Les chemins défoncés mélangent les genres. Les routes enlacées, découpant la vallée et ponctuées par des villages perchés à 4 000 m d’altitude laissent place à une peinture plus sombre et saisissante. L’altitude et plus précisément la haute altitude ont toujours suscité l’admiration, flirtant avec l’extrême et les limites du corps humain. Encore plus aujourd’hui probablement, alors qu’elle tend à être banalisée par le commun des mortels.
Mais à 5 300 m d’altitude, c’est le travail qui dicte le rythme de vie. Ici, l’attente est énorme. Peu de médecins s’aventurent à La Rinconada. Si nous avons subi les symptômes classiques du mal aigu des montagnes, les habitants de La Rinconada sont clairement marqués par le manque d’oxygène. Le souffle court. Une peau grisée-violacée. Des mains et des visages gonflés. La population locale subit de plein fouet l’hypoxie, que nous, montagnards, avons l’habitude de rencontrer par plaisir lors de nos échappées, pour quelques jours seulement.
La Rinconada : un monde grand ouvert grâce à la science
Derrière cette austérité permanente, les odeurs de poulet, de riz et d’épices accompagnés de quelques notes de guitare rendent ce quotidien presque ordinaire. On croise ici ou là quelques-uns mâchant des feuilles de coca, une plante consommée – a priori – pour diminuer les effets du mal des montagnes, d’autres échangeant quelques passes en jouant au football sur un bout de terrain.
La vie à 5 300 m d’altitude est bien présente et réelle. Les sourires le démontrent. Qu’est-ce qui se joue chez les habitants de La Rinconada ? Visages singuliers et yeux globuleux mais une expression qui ne change pas quand vous prenez le temps de leur parler : un sourire masquant la dureté de leur quotidien à la mine. Certains sont fiers d’être ici, d’autres n’ont probablement pas le choix et ne connaissent pas d’autres horizons de vie.
La Rinconada, côté science, a révélé bien des surprises. Certaines valeurs relevées sont exceptionnelles, touchant les limites du corps humain : taux d’hématocrite (proportion de globules rouges dans le sang) dépassant les 80 % (contre 40 % chez un Européen « de plaine ») ; augmentation majeure de la pression artérielle pulmonaire. Malgré des adaptations exceptionnelles, près d’un quart de la population montre de réelles difficultés à vivre dans de telles conditions extrêmes, avec moins d’oxygène.
Comprendre l’hypoxie, c’est accepter, comme l’écrivait Paracelse, un des pionniers de la médecine dès le XVIe siècle, que c’est la « dose qui fait le poison ». Vivre et vieillir à une altitude plus modérée (1 000-2 000 m) pourrait par exemple prévenir plusieurs pathologies et réduire certains facteurs de mortalité comme le montrent des travaux récents, y compris menés par l’équipe grenobloise dans les Alpes françaises.
Notre équipe de chercheurs – suite à une première expédition début 2019 ayant pour objectif de recueillir des données sur un premier échantillon d’habitants – avait donc identifié deux types de traitement qui pouvaient améliorer les anomalies de santé que nous avons observées. Des volontaires de la Rinconada se sont donc prêtés à une série d’évaluations initiales et ont suivi un traitement médicamenteux adapté : soit de l’acétazolamide, encore appelé Diamox, que les alpinistes connaissent, soit des statines, soit un placébo. Pour objectivement rendre compte des effets de ces traitements, ces mêmes volontaires ont été évalués à nouveau après 3 semaines et 9 mois de suivi. Les résultats sont en cours d’analyses et nous rappellent ô combien la science s’inscrit dans des temps longs.
Une science de terrain au service des habitants
En prenant le temps d’arpenter la ville, à faible allure ; en prenant de la hauteur pour voir plus loin, j’ai découvert une Rinconada plus sauvage, moins connue des rares visiteurs et où chaque pas demande un effort considérable. Le vent et la neige fouettent le visage et viennent laisser un manteau qui contraste avec la noirceur des mines. L’imaginaire se délecte d’un horizon infini permettant de refaire le plein au niveau des batteries. Vous y croisez des humains singuliers. Qui vous marquent. Jamais vous ne les entendrez se plaindre des conditions de vie extrêmes dans un air appauvri de 50 % d’oxygène. C’est nous qui le faisons pour eux.
Pourtant, là où pour nous Occidentaux, habitués au confort, ce quotidien semble impensable, La Rinconada continue de grandir. Comme une ville hors du temps. Avec ses mystères et ses problématiques. Cela dépasse mon rôle comme celui des chercheurs. On souhaite agir, mais comment ? Avec quel sens, quelles problématiques et quelles limites à notre propre action ? Vous êtes comme pris aux tripes, les idées « fusent » mais il faut pourtant faire preuve de discernement, voire de détachement. Partir sans revenir ? Impossible. Nous sommes liés, comme un alpiniste peut l’être à un sommet. Le chemin est long, jalonné de choix, mais nous sommes en train de tenir la promesse que nous avions faite : collaborer avec les instances locales afin de créer un dispensaire qui va garantir à la population le suivi médical dont elle manque, offrir aux soignants et étudiants en médecine péruviens une formation appropriée et poursuivre, en parallèle, les travaux de recherche initiés.
Relire mes notes me rappelle, une fois de plus, qu’il n’y a nul besoin de se trouver à 5 000 m d’altitude pour laisser ses sens s’émerveiller. Comme l’écrivait Sylvain Tesson, « à la fenêtre de sa chambre, sur la terrasse d’un restaurant, dans une forêt ou sur le bord de l’eau, en société ou sur un banc, il suffisait d’écarquiller les yeux et d’attendre que quelque chose surgisse ». Quoi qu’il en soit, la science est belle quand elle revêt ses plus beaux habits au service de l’être humain. Les habitants de La Rinconada sont conscients que quelque chose ne va pas. Mais ils relativisent et continuent à célébrer la vie. Malgré les difficultés du quotidien. Là où Anne Sauvy relatait dans Secours en montagne (1998) que « la montagne était un mélange d’horizons concrets et réels dans les lointains de brume et de lumière – mais aussi horizons d’équilibre, d’émerveillement, de joie, de plénitude intérieure », elle est, pour eux, une épreuve qu’il faut affronter chaque jour, avec deux fois moins d’oxygène et qui impose la compréhension et le respect de nous tous.